Cécile Feza Bushidi, doctorante en histoire à la School of Oriental and African Studies/London
University (directeur de thèse: Dr John Parker), cfbushidi(at)gmail.com
« Danse, histoire, et méthodologie : le cas de mwomboko »
Apparue au milieu des années 1920 au sein de l’ethnie Gikuyu qui, majoritairement,
peuplait à l’époque coloniale l’actuelle province Centrale du Kenya, mwomboko est
une danse composée d’au moins six séquences dont certaines incorporent des
mouvements évoquant les danses de couples telles que la valse et le foxtrot.
Mwomboko se danse au son d’un accordéon diatonique, du karĩng’arĩng’a (instrument
formé à partir du noyau métallique d’un volant de direction et dont le son aigu est
émis par la frappe des parois de l’engin circulaire avec une tige métallique), et de
chants. Peter Mũhoro Mwangi (Mwangi 2002, 2006, 2007) et Josiah Ngige-Nguo
(1989) s’accordent sur un aspect central de la sociologie de mwomboko. Selon eux, les
premiers artistes de mwomboko sont des anciens soldats (askari) du regiment colonial
britannique les Kings African Rifles.
Cette danse était très populaire dans les années 1940 auprès des jeunes
hommes (comprenant ces askari) et femmes Gikuyu non-mariés. Beaucoup avaient
entre dix-huit et trente ans. Ces jeunes dansant mwomboko la nuit au pied des vallées
et au bord des rivières qui dessinent les paysages des districts de Nyeri et Murang’a
prirent part à la montée d’expressions anti-coloniales et nationalistes qui s’exprima de
façon plus pressante à cette époque. Depuis l’indépendence du Kenya (1963),
mwomboko est devenue une ‘tradition’ Gikuyu vivante. Dansée par des groupes
culturels Gikuyu à l’occasion des fêtes nationales et festivals culturels, ou incarnant
l’identité culturelle Gikuyu lors de spectacles de danse touristiques, mwomboko est
une danse qui donne un mouvement original à l’histoire des Gikuyu.
L’immense contribution de l’historien John Lonsdale (1968, 1990, 1998,
1999, 2000, 2002, 2003) à l’historiographie Gikuyu, ainsi que les travaux de David
Anderson (2005), Dereck Peterson (1997, 2000, 2004), Mbugua Wa-Mungai (2006,
2008), et Hervé Maupeu (2006, 2007) permettent à mwomboko de converser avec un
vaste ensemble de thématiques proximales et distales à l’histoire des Gikuyu et du
Kenya, et ce, depuis l’époque pré-coloniale jusqu’à nos jours. Ma recherche est une
éthnographie historique qui adopte une approche diachronique. Je considère
mwomboko comme un prisme au travers duquel on peut lire, ‘par le bas’, l’histoire
sociale, culturelle, et politique des Gikuyu depuis les années 1920. Ce projet nécessite
une étude interdisciplinaire sur le croisement entre cette danse de couple/évènement
exécutée en groupe évoluant dans des contextes socio-culturels et politiques en pleine
mutation et ses contextes multiples d’émergence et de développement. Mwomboko
illustre et revisite sous un autre angle des conflits et débats entre personnes de classes
d’âge, de générations, et de genres différents. Elle éclaire sur des formes et logiques
particulières de loisirs et d’expressions identitaires de jeunes politisés et parfois
radicaux. L’utilisation de mwomboko par les nationalistes naviguant entre les villes et
les campagnes comme moyen de sensibilisation politique des masses rurales souligne
le dynamisme des dialogues entre espaces ruraux et urbains pendant l’époque
coloniale. Enfin, toute danse considérée ‘moderne’ à une certaine période pour
ultérieurement rejoindre les traditions locales et nationales demande une analyse des
dimensions culturelles, sociales, et idéologiques de la dichotomie ‘modernité’/’tradition’. Mwomboko introduit une réflexion sur la politique culturelle
du premier président du Kenya, Jomo Kenyatta. Nous pouvons ainsi nous pencher sur
les liens entre la danse ‘traditionnelle’, la notion d’identité nationale, la construction
d’une politique sociale et culturelle inclusive, les politiques ‘d’authenticité’, et le
tourisme.
Dans un premier volet, mon intervention présente ce projet de thèse. Elle ouvre
ensuite sur une discussion relative aux défis épistémologiques rencontrés dans la
recherche des danses du passé. Enfin, j’interroge la manière dont la danse - qui est
corporéalité, mouvement, émotion, organisation spatiale et genrée, et symbolique -
défie les méthodes des savoirs traditionnels en histoire.