séminaire accueilli par le cehta/ehess
coordonné par anne creissels
maître de conférences en arts plastiques à l'université de lille 3, membre du ceac
docteure de l'ehess en histoire et théorie des arts, chercheure associée au cehta

contact : annecreissels(at)orange.fr
http://compagnieaplusb.blogspot.com

séance du vendredi 17 mai 2013

Cécile Feza Bushidi, doctorante en histoire à la School of Oriental and African Studies/London University (directeur de thèse: Dr John Parker), cfbushidi(at)gmail.com

« Danse, histoire, et méthodologie : le cas de mwomboko »

Apparue au milieu des années 1920 au sein de l’ethnie Gikuyu qui, majoritairement, peuplait à l’époque coloniale l’actuelle province Centrale du Kenya, mwomboko est une danse composée d’au moins six séquences dont certaines incorporent des mouvements évoquant les danses de couples telles que la valse et le foxtrot. Mwomboko se danse au son d’un accordéon diatonique, du karĩng’arĩng’a (instrument formé à partir du noyau métallique d’un volant de direction et dont le son aigu est émis par la frappe des parois de l’engin circulaire avec une tige métallique), et de chants. Peter Mũhoro Mwangi (Mwangi 2002, 2006, 2007) et Josiah Ngige-Nguo (1989) s’accordent sur un aspect central de la sociologie de mwomboko. Selon eux, les premiers artistes de mwomboko sont des anciens soldats (askari) du regiment colonial britannique les Kings African Rifles. 

Cette danse était très populaire dans les années 1940 auprès des jeunes hommes (comprenant ces askari) et femmes Gikuyu non-mariés. Beaucoup avaient entre dix-huit et trente ans. Ces jeunes dansant mwomboko la nuit au pied des vallées et au bord des rivières qui dessinent les paysages des districts de Nyeri et Murang’a prirent part à la montée d’expressions anti-coloniales et nationalistes qui s’exprima de façon plus pressante à cette époque. Depuis l’indépendence du Kenya (1963), mwomboko est devenue une ‘tradition’ Gikuyu vivante. Dansée par des groupes culturels Gikuyu à l’occasion des fêtes nationales et festivals culturels, ou incarnant l’identité culturelle Gikuyu lors de spectacles de danse touristiques, mwomboko est une danse qui donne un mouvement original à l’histoire des Gikuyu.

L’immense contribution de l’historien John Lonsdale (1968, 1990, 1998, 1999, 2000, 2002, 2003) à l’historiographie Gikuyu, ainsi que les travaux de David Anderson (2005), Dereck Peterson (1997, 2000, 2004), Mbugua Wa-Mungai (2006, 2008), et Hervé Maupeu (2006, 2007) permettent à mwomboko de converser avec un vaste ensemble de thématiques proximales et distales à l’histoire des Gikuyu et du Kenya, et ce, depuis l’époque pré-coloniale jusqu’à nos jours. Ma recherche est une éthnographie historique qui adopte une approche diachronique. Je considère mwomboko comme un prisme au travers duquel on peut lire, ‘par le bas’, l’histoire sociale, culturelle, et politique des Gikuyu depuis les années 1920. Ce projet nécessite une étude interdisciplinaire sur le croisement entre cette danse de couple/évènement exécutée en groupe évoluant dans des contextes socio-culturels et politiques en pleine mutation et ses contextes multiples d’émergence et de développement. Mwomboko illustre et revisite sous un autre angle des conflits et débats entre personnes de classes d’âge, de générations, et de genres différents. Elle éclaire sur des formes et logiques particulières de loisirs et d’expressions identitaires de jeunes politisés et parfois radicaux. L’utilisation de mwomboko par les nationalistes naviguant entre les villes et les campagnes comme moyen de sensibilisation politique des masses rurales souligne le dynamisme des dialogues entre espaces ruraux et urbains pendant l’époque coloniale. Enfin, toute danse considérée ‘moderne’ à une certaine période pour ultérieurement rejoindre les traditions locales et nationales demande une analyse des dimensions culturelles, sociales, et idéologiques de la dichotomie ‘modernité’/’tradition’. Mwomboko introduit une réflexion sur la politique culturelle du premier président du Kenya, Jomo Kenyatta. Nous pouvons ainsi nous pencher sur les liens entre la danse ‘traditionnelle’, la notion d’identité nationale, la construction d’une politique sociale et culturelle inclusive, les politiques ‘d’authenticité’, et le tourisme. 

Dans un premier volet, mon intervention présente ce projet de thèse. Elle ouvre ensuite sur une discussion relative aux défis épistémologiques rencontrés dans la recherche des danses du passé. Enfin, j’interroge la manière dont la danse - qui est corporéalité, mouvement, émotion, organisation spatiale et genrée, et symbolique - défie les méthodes des savoirs traditionnels en histoire.